Mathieu Dusart jouera la pièce tirée de son roman samedi 12 novembre à 19h30 avant que la troupe du Miroir normand ne présente
Agence sans risque.
Entretien avec l'auteur, acteur et metteur en scène
Comment avez-vous découvert Gaspard de la Nuit ?
Je l’ai découvert en classe de seconde, grâce à ma professeure de français. J’avais été très touché par les quelques textes lus et retenu ces mots « goutte à goutte des bords du toit » (extraits de La Ronde sous la cloche) : notre professeure nous avait bien montré comment cette suite de mots courts symbolisait la chute des gouttes sur le sol, et j’y avais découvert un de ces éléments (parfois bien cachés) où s’exprime le talent du poète.
Comment est-il devenu une source d’inspiration ?
Après l’avoir un temps laissé de côté, piqué par ce souvenir de lycée j’ai racheté un exemplaire de Gaspard de la Nuit, il y a quelques années. Je l’ai dévoré, avant de laisser venir à moi, tranquillement, l’idée de faire de son auteur un personnage de fiction.
Pourquoi avoir fait de Bertrand un personnage de fiction ?
Après avoir « digéré » l’accompagnement de ma grand-mère dans ses derniers jours en 2017, je me suis attelé au récit de sa vie à partir de nos derniers instants partagés – une promesse de longue date. J’avais dans le même temps le souhait d’écrire un roman aux trames narratives mêlées (je l’avais déjà fait précédemment, différemment, et voulais m’y remettre). La figure d’Aloysius, avec sa dimension d’artiste maudit, y a pris naturellement place.
Comment l’idée du croisement de récits est-elle née ?
Je l’avais déjà réalisé dans un précédent roman. J’avais aussi, courant 2019, commencé d’autres trames narratives que je jugeais insatisfaisantes à elles seules, dont une première version du récit sur la vie de ma grand-mère. Manquait un point commun… Ce serait finalement l’agonie (sans que je puisse nommer un déclic). Convaincu de la pertinence de ce « liant », j’ai retravaillé toutes les trames autour de cette idée.
Pourquoi avoir choisi le titre La Dernière nuit d’Aloysius Bertrand qui sélectionne votre fil narratif le moins personnel plutôt qu’un autre ?
Sans doute parce que, justement, il était le moins personnel – comme une mise à distance, une pudeur apparente peut-être ? J’ai longtemps pensé à un titre reprenant le mot « agonie », avant de préférer celui-ci pour la sonorité du prénom « Aloysius » et l’envie d’attirer l’attention des personnes le connaissant, à la façon d’un clin d’œil, persuadé que tout connaisseur du poète pourrait être intéressé.
Votre roman offre deux livres à lire : une anthologie des textes de Bertrand et votre récit. Cette forme singulière n’a-t-elle pas déconcerté votre éditeur ?
Je dois reconnaître que c’est un peu le cas, mais j’ai la chance d’être pleinement soutenu par Christophe Prat. Cependant, la grande différence d’écriture entre ce roman et les précédents, immédiatement soulignée par ses soins, nous a poussés vers une publication sous mon vrai nom et non plus celui d’auteur, Sam Huttrideau.
Comment avez-vous opéré le choix des textes de Bertrand ?
J’ai d’abord sélectionné ceux qui me touchaient le plus, sans arrière-pensée. Trop nombreux en l’état, j’ai gardé les textes qui permettaient une insertion cohérente avec la trame fictionnelle.
Un auteur d’anthologie de textes de Bertrand est souvent guidé par le désir de partager une lecture particulière de l’œuvre. Est-ce votre cas ?
Je ne saurais prétendre à une analyse plus pertinente que celles déjà réalisées par des spécialistes, c’est une évidence. Alors je me suis plu à imaginer qu’il y avait, au-delà des formidables ambiances historiques, une déclaration d’amour en filigrane à une « mortelle inconnue » (ainsi qu’on lit dans Ondine). L’idée cadrait avec les autres trames (l’agonie du couple bien vivant, l’amour un peu étrange pour une ville menacée de mort et l’amour fou de ma grand-mère pour son mari défunt). En ce sens, bien sûr, chaque trame s’est véritablement construite en résonance avec les autres.
G
aspard de la Nuit a inspiré différentes œuvres picturales, graphiques, musicales, littéraires. Les connaissez-vous ? Avez-vous souhaité vous inscrire dans cette constellation ou votre projet en est-il indépendant ?
Je savais son importance pour Baudelaire, dont les Petits poèmes en prose constituent l’un de mes livres de chevet depuis des années. Passionné de musique classique, je connaissais aussi l’œuvre de Ravel. J’ignorais en revanche les autres inspirations et n’ai pas souhaité m’y plonger outre-mesure, de crainte de perdre mon fil original – à tort ou à raison. Je n’oserais bien sûr m’insérer dans une constellation constituée de si fameux artistes : j’espère seulement avoir respecté Aloysius, et même si possible lui avoir rendu hommage à ma façon, avec ses limites et, je le souhaite, ses réussites.
Quelle place le travail de Bertrand sur la langue a-t-il eu dans votre propre travail sur la langue ?
Il n’y a pas eu d’impact conscient, mais le résultat débouche sur un jeu de miroir. Après avoir longtemps écrit à l’aide de phrases plutôt longues et complexes, j’ai eu l’envie de suivre la contrainte suivante : n’utiliser que des phrases simples (au sens grammatical – jamais plus d’un seul verbe conjugué). Les textes d’Aloysius, aux phrases longues, s’insèrent donc dans un cadre formel très différent.
Comment avez-vous travaillé à la rédaction du roman ?
Je peux dégager trois phases. La première a constitué en la rédaction de chaque trame indépendamment des autres. La deuxième m’a permis de les imbriquer formellement, avec un important besoin de réécriture pour rendre cohérents les points communs entre chacune. La troisième a tenu dans les relectures de l’ensemble pour affiner le texte, avec au milieu de cette phase, une pause de quelques mois pour prendre du recul. Entre le premier mot écrit de la première trame et la dernière relecture, quatre années se sont écoulées.
Avez-vous eu des réactions sur l’expérience de lecture que propose le roman ?
Les premiers retours de lecture sont ceux de proches ayant lu mes autres romans. Leur analyse est souvent comparative. Ils notent le changement de style ou la progression dans le croisement des trames, ainsi que la constante de certaines thématiques : une atmosphère sombre, une menace planante, des héros sans certitude, en recherche d’eux-mêmes. Ils relèvent parfois la proximité de mon propre caractère avec celui de Stan. Quelques autres remarques s’ajoutent, par des lecteurs moins proches : l’émotion suscitée par la trame relative à ma grand-mère où beaucoup peuvent se projeter en lien avec un des leurs ; la découverte surprenante et agréable des textes d’Aloysius ; le piquant des résonances entre les trames ; la dimension diaphane de Venise (volontairement présentée en ville grise, translucide, incertaine).
Votre roman est traversé de questions contemporaines, notamment celles du dérèglement climatique et des ressources en eau. Est-ce à dire que vous considérez que Gaspard de la Nuit peut toucher les générations qui sont directement concernées par ces questions ? Souhaitez-vous faire dialoguer des époques/œuvres hétérogènes à travers leur entrechoc ?
D’un naturel angoissé, je suis depuis quelques mois saisi par une pesante éco-anxiété. L’écriture du roman évoque en effet ces états d’âme. Je ne suis toutefois pas certain que l’œuvre d’Aloysius contribue à tourner directement notre regard vers le combat écologique. À mon sens la contemporanéité de Gaspard de la Nuit tient davantage dans sa capacité à interroger le détail grinçant au fil des rues. Il nous pousse à observer, dans le Paris de 1830 comme dans notre monde, le malheureux qui traîne sa misère à côté des nantis, malheureux qu’il nous faut considérer sous peine de nous perdre nous-mêmes. Il nous invite à interroger la violence de la guerre et la médiocrité humaine. Il nous fait réfléchir à la folie des uns, des autres et donc à la nôtre – qui n’a pas son Scarbo ? Tout ceci sans même parler de la vie du poète, mort en un sens d’avoir eu raison trop tôt en associant prose et poésie. C’est par cette myriade d’éléments dépassant les époques qu’il m’a semblé intéressant de raconter cette vie – et la version théâtrale du texte insiste très largement sur ces points (peur, violence, folie, idéalisme), en assumant les anachronismes.
Parallèlement à l’édition du roman, vous en présentez une adaptation théâtrale. Pour quelles raisons ?
Il existe parfois une frustration à écrire un texte seul, durant des années, sans recueillir nombre de réactions après sa publication. C’est avant tout cette confrontation directe avec le public qui m’attire au théâtre. Point essentiel également : l’envie de se glisser dans la peau d’un autre, le temps d’une heure, et d’oublier ses défauts, ses limites… Je n’invente rien, bien sûr, et ce spectacle prend pour moi la place des précédents. Enfin j’ai grand plaisir à entretenir mon texte, à l’avoir en moi pendant des mois, avec la perspective de représentations : c’est un fil rouge qui aide à supporter les chocs du quotidien.
Dans votre adaptation, vous incarnez une figure imaginaire de Bertrand : est-ce parce que vous vous êtes senti particulièrement proche de l’écrivain à une époque de votre carrière, est-ce pour essayer de mieux le comprendre en en incarnant une figure possible ou pour d’autres raisons ?
J’ai pris le parti d’un Aloysius imaginaire car le récit d’une vie de femme / homme célèbre me semble pertinent sous la forme strictement documentaire, scientifique (et alors autant proposer une conférence) ou bien franchement artistique, et dans ce cas il me semble intéressant de donner une épaisseur personnelle, interprétative, au personnage. J’entends par là (une fois le public prévenu que nous sommes dans la fiction pour ne pas le tromper) qu’il doit être permis de s’écarter du chemin de la « vérité » historique dans le respect de l’univers, de la fantaisie, de la folie du personnage. Je citerai, sans me permettre de comparaison bien sûr, l’adaptation de la vie de Gainsbourg par Joann Sfar dans Gainsbourg, vie héroïque. C’est un conte, dans le respect des grandes étapes de la vie, et la folie du film appartient à l’univers du musicien. J’aurais pu aussi évoquer le récent Caravage. On pourra en dire bien des choses, mais j’ai apprécié le choix d’oser une vision de l’artiste, de trancher quelques questions encore non résolues et de l’insérer dans la lumière de son œuvre – peut-être plus que dans celle de la réalité historique. Bref, en décidant de raconter la vie d’un personnage célèbre dans un cadre artistique, j’assume la dimension fictionnelle du projet tout en me rêvant dans les clous de sa personnalité.
Quelles sont les réactions du public à ce spectacle ?
Je citerai volontiers les propos qui reviennent : le plaisir de l’écoute des poèmes d’Aloysius (parfois matérialisé par l’achat d’un Gaspard de la nuit), l’intérêt de mêler questionnements contemporains et aléas d’une vie d’artiste au XIXe siècle, l’exigence littéraire du texte, avec ses références, sa conception, ses questionnements.
Que vous ont apporté l’écriture de votre roman et son adaptation théâtrale ?
Écrire impose toujours de remuer profondément ce qu’on en a nous – je n’invente rien. Mais il est vrai que l’impact émotionnel de ce roman, traversé par beaucoup de questions personnelles m’a davantage usé que les précédents. Faire vivre au théâtre Aloysius Bertrand (du moins un Aloysius Bertrand) est une joie profonde qui poursuit le temps de l’écriture. Quelques mois après la sortie du livre, je suis en tout cas sincèrement heureux de ce texte parfaitement en phase avec la réalité de mes pensées, de mon état d’esprit. Il me semble ainsi avoir accompli l’essentiel en demeurant fidèle à moi-même. Alors si l’ensemble, texte et spectacle, apporte un bon moment au lecteur, au spectateur, je ne saurais davantage me réjouir.